Décisions de la Commission de révision agricole du Canada

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Référence :

Les Élevages J. Fortin. Agence canadienne d’inspection des aliments, 2019 CART 13

 

Dossier : CRAC – 1973

ENTRE :

LES ÉLEVAGES J. FORTIN INC.

DEMANDERESSE

‑ ET ‑

AGENCE CANADIENNE D’INSPECTION DES ALIMENTS

INTIMÉE

DEVANT :

Geneviève Parent, Membre

AVEC :

Me Vincent Lamontagne, représentant de la demanderesse ; et

 

Me Suzanne Trudel, pour l’intimée

DATE DE DÉCISION:

4 octobre 2019


1. INTRODUCTION

[1] Il est question de la révision des faits entourant l’émission du procès-verbal #1617QC0019-2 assorti d’une sanction administrative pécuniaire de 7 800 $. Ce procès-verbal, qui a été délivré à la demanderesse par l’Agence canadienne d’inspection des aliments (l’Agence) le 11 avril 2016, allègue une violation de l’alinéa 138(2)a) du Règlement sur la santé des animaux (Règlement SA).

[2] L’alinéa 138(2)a) du Règlement SA interdit de charger ou de faire charger, ou de transporter ou de faire transporter un animal qui, pour des raisons d’infirmité, de maladie, de blessure, de fatigue ou pour toute autre cause, ne peut être transporté sans souffrances indues au cours du voyage prévu.

[3] Le 11 avril 2016, neuf porcs appartenant à la demanderesse ont été chargés et transportés de la Ferme Dam inc. (éleveur à forfait pour la demanderesse), vers l’abattoir Cliche (abattoir) par Abattoir de Manseau inc. (transporteur).

[4] Lors du déchargement et après analyses ante-mortem et post-mortem, le vétérinaire Dr Yves Vaillancourt et l’inspectrice Guylaine Fournier, ont constaté que deux de ces porcs étaient dans un état tel qu’ils étaient non transportables au regard des normes appliquées par l’Agence et auraient dû être euthanasiés à la ferme, contrevenant ainsi à l’alinéa 138(2)a) du Règlement SA.

[5] L’enquêteur Dumontier a émis le 27 septembre 2017 à la demanderesse, le procès-verbal #1617QC0019-2 avec sanction administrative pécuniaire au montant de 7 800 $.

[6] La demanderesse a par la suite déposé une demande auprès de la Commission afin que cette dernière l’entende sur les faits entourant l’émission de ce procès-verbal.

[7] Lors de la conférence de gestion d’instance du 18 décembre 2018, la demanderesse a confirmé que les deux porcs en question lui appartenaient et qu’elle ne contestait pas les faits du dossier quant à l’état de ces porcs, à savoir qu’ils étaient non ambulatoires et qu’ils ne pouvaient être transportés sans souffrances indues.

[8] Dans le cadre de la présente affaire, la Commission doit d’abord déterminer si la demanderesse a transporté ou fait transporter, chargé ou fait charger les deux porcs non ambulatoires alors qu’elle n’était pas sur place lors de l’embarquement et qu’elle considère qu’elle n’avait pas le contrôle sur ces deux porcs.

[9] Si la Commission en vient à la conclusion que la demanderesse a effectivement transporté ou fait transporter, chargé ou fait charger les deux porcs non ambulatoires, la Commission doit ensuite décider si l’Agence a établi la sanction administrative pécuniaire en application des règlements pertinents en déterminant que la demanderesse a commis la violation avec négligence.

[10] Pour les motifs qui suivent, après avoir examiné la preuve et entendu les témoignages présentés lors de l’audience du 28 février 2019, la Commission statue, par ordonnance, que la demanderesse est tenue responsable de la violation et que la sanction administrative pécuniaire a été établie en application des règlements pertinents.

2. CONTEXTE

[11] Monsieur Fortin, représentant de la demanderesse, détient une très importante expérience dans le domaine de l’élevage de porcs et ce, depuis plus de 30 ans. Il chapeaute une production de type « naisseur-finisseur » comptant près de 300 génitrices. Il élève entre 25 000 et 30 000 porcs par année. Certains porcs sont élevés sur sa ferme et il fait affaire avec 8 sites différents d’élevage à forfait.

[12] Au moment des faits, la Ferme Dam inc., élevait des porcs à forfait pour la demanderesse, incluant les deux porcs non ambulatoires dont il est question dans la présente affaire.

[13] Le contrat liant la demanderesse et Ferme Dam inc. n’est pas mis en preuve. Toutefois, plusieurs éléments de preuve nous permettent d’en comprendre les modalités.

[14] Dans le cadre de son entente avec Ferme Dam inc., monsieur Fortin apportait des lots d’environ 1000 porcs à Ferme Dam inc. à quelque mois d’intervalle. Ferme Dam inc. les élevait et les rendait à l’abattoir.

[15] Dans le cadre de ce lien d’affaires, la demanderesse organisait les soins vétérinaires ainsi que le suivi technique des animaux et en défrayait les coûts.

[16] Monsieur Fortin se rendait parfois sur place, mais il était surtout en contact téléphonique avec monsieur Berthiaume de la Ferme Dam inc., qui pouvait le contacter au besoin.

[17] La Ferme Dam inc. était propriétaire de ses installations d’élevage et s’occupait des soins journaliers des porcs alors que la demanderesse assurait l’achat et fournissait la moulée et les médicaments prescrits par les vétérinaires.

[18] De ce lien d’affaires, tant la Ferme Dam inc. que la demanderesse retirait des perspectives de bénéfices et de revenus, la Ferme Dam inc. étant payée « au rendement ».

[19] Les porcs appartenant à la demanderesse, mais élevés par Ferme Dam inc. étaient généralement transportés vers un abattoir à Rivière-du-Loup.

[20] Michel Berthiaume de Ferme Dam inc. et son employé s’occupaient généralement de réserver le transporteur et de prendre rendez-vous avec l’abattoir.

[21] La demanderesse payait pour les transports de ses porcs.

[22] Quant à la sélection des porcs devant être expédiés à l’abattoir, il ressort clairement du témoignage de monsieur Fortin que Ferme Dam inc. s’occupait de choisir les porcs devant être transportés.

[23] Monsieur Fortin donnait l’ordre verbal et clair de ne jamais charger des porcs « inaptes au transport » et que monsieur Berthiaume de la Ferme Dam inc. pouvait le contacter pour savoir quoi faire avec les porcs fragilisés en cas de doute.

[24] Aucune consigne écrite à cet effet n’était transmise à Ferme Dam inc. ou aux autres éleveurs à forfait.

[25] Les porcs en deçà d’une certaine taille et d’un certain poids ne sont pas acceptés à l’abattoir de Rivière-du-Loup.

[26] Monsieur Fortin peut parfois décider du transport des porcs qui sont « trop petits » pour être transportés à l’abattoir de Rivière-du-Loup.

[27] Dans le cas qui nous occupe, les deux porcs ont été transportés vers l’Abattoir Cliche inc. à East Broughton par le transporteur Abattoir Manseau inc.

[28] La que Ferme Dam inc. ne fait généralement pas affaires avec le transporteur Abattoir Manseau inc. Il s’agit plutôt d’un transporteur avec lequel la demanderesse fait affaire.

[29] La preuve est toutefois contradictoire quant à savoir qui de Ferme Dam inc. ou de la demanderesse a conclu le contrat de transport effectué par le transporteur Abattoir Manseau inc. vers l’Abattoir Cliche inc.

[30] Monsieur Fortin n’est pas présent lors de l’embarquement des porcs par Ferme Dam inc. et ne l’était pas en ce qui concerne le transport des deux porcs qui nous occupent.

3. QUESTIONS EN LITIGE

[31] Selon l’arrêt Doyon [1] , lorsqu’il s’agit d’une violation de l’alinéa 138 (2)a) du Règlement SA, l’Agence doit être en mesure d’établir les éléments suivants :

  1. Qu’il y a eu chargement (incluant l’action de « faire charger ») ou transport (incluant l’action de « faire transporter ») ;
  2. Que le chargement ou le transport s’est fait à bord d’un wagon de chemin de fer, d’un véhicule à moteur, d’un aéronef ou d’un navire ;
  3. Que la cargaison chargée ou transportée était un animal ;
  4. Que le transport ne pouvait se faire sans souffrances indues ;
  5. Que ces souffrances indues ont été subies au cours du voyage prévu (traduction de « expected journey ») ;
  6. Qu’un transport sans souffrances indues ne pouvait se faire à cause de l’infirmité, de la maladie, d’une blessure ou de la fatigue de l’animal ou pour toute autre cause ; et
  7. Qu’il existe un lien de causalité entre le transport, les souffrances indues et l’infirmité, la maladie, la blessure ou la fatigue de l’animal ou toute autre cause.

[32] Tel que mentionné, la demanderesse ne conteste pas les faits du dossier quant à l’état de ces porcs, à savoir qu’ils étaient non ambulatoires et qu’ils ne pouvaient être transportés sans souffrances indues.

[33] Ainsi, seul le premier élément constitutif de la violation, soit celui à l’effet « qu’il y a eu chargement (incluant l’action de « faire charger ») ou transport (incluant l’action de « faire transporter ») » demeurait en litige et à être prouvé.

[34] La demanderesse soutient qu’elle n’était pas en charge et n’avait pas le contrôle des deux porcs lors du transport en question et qu’elle ne peut donc avoir transporté ou fait transporter, chargé ou fait charger ces porcs. La demanderesse invoque notamment l’affaire Ferme Alain Dufresne inc. [2] au soutien de sa prétention.

[35] L’Agence soutient au contraire que la demanderesse a fait charger et fait transporter ces porcs à titre de mandant.

[36] Subsidiairement, la demanderesse conteste également le montant de la sanction administrative pécuniaire lui ayant été imposée soutenant que cette sanction n’a pas été émise en application des règlements pertinents puisqu’elle n’a pas été négligente.

[37] La Commission doit donc trancher les deux questions en litige suivantes :

  1. La demanderesse a-t-elle transporté ou fait transporter, chargé ou fait charger les deux porcs non ambulatoires ?
    1. La demanderesse devait-elle être en contrôle des porcs pour être tenue responsable de la violation de l’alinéa au regard de l’alinéa 138(2)a) duRèglement SA ?
    2. La demanderesse peut-elle être considérée comme un mandant au sens du paragraphe 20(2) de laLoi sur les sanctions administratives pécuniaires enmatière d’agriculture et d’agroalimentaire (Loi sur les SAP)et ainsi être tenu responsable de la violation de l’alinéa 138(2)a) duRèglement SA?
  2. L’Agence a-t-elle établi la sanction administrative pécuniaire en application des règlements pertinents?
    1. Quelle est la portée du fardeau de preuve de l’article 19 de laLoi sur les SAP?
    2. La demanderesse a-t-elle été négligente ?

4. ANALYSE

1. La demanderesse a-t-elle transporté ou fait transporter, chargé ou fait charger les deux porcs non ambulatoires ?

[38] À cette question, la demanderesse soutient qu’elle ne peut avoir transporté ou fait transporter, chargé ou fait charger les deux porcs en question puisqu’elle n’en avait pas le contrôle au moment de leur chargement et de leur transport. La demanderesse s’appuie notamment sur l’affaire Ferme Alain Dufresne inc. [3] pour soutenir sa prétention.

[39] L’Agence soutient au contraire que la demanderesse a fait charger et fait transporter ces porcs à titre de mandant, par le truchement du paragraphe 20(2) de la Loi sur les SAP.

[40] Les deux parties ont plaidé les dispositions du Code civil du Québec relatives au mandat.

[41] La Commission écarte d’emblée l’utilité de l’affaire Ferme Alain Dufresne inc. [4] en l’espèce. D’abord, cette affaire vise plutôt à interpréter le paragraphe 139(2) et non l’alinéa 138(2)a) du Règlement SA comme en l’espèce. De plus, cette autre affaire porte sur l’industrie de l’attrapage des poulets, distincte de celle des porcs, et les conditions contractuelles déduites par la Commission et liant l’attrapeur et le producteur nous semblent différer de ce qui est mis en preuve en l’espèce. Finalement, le paragraphe 20(2) de la Loi sur les SAP n’y était pas invoqué ni soulevé alors qu’il l’est en l’espèce.

[42] Ceci dit, la Commission doit se prononcer sur la question du contrôle de la demanderesse sur les porcs au regard de l’alinéa 138(2)a) du Règlement SA.

[43] Pour ce faire, nous interpréterons d’abord l’alinéa 138(2)a) du Règlement SA et nous analyserons ensuite l’impact potentiel du paragraphe 20(2) de la Loi sur les SAP en l’espèce.

i. La notion de contrôle des porcs au regard de l’alinéa 138(2)a) du Règlement SA

[44] La version française de l’alinéa 138(2)a) du Règlement SA se lit comme suit :

138 (2) Sous réserve du paragraphe (3), il est interdit de charger ou de faire charger, ou de transporter ou de faire transporter, à bord d’un wagon de chemin de fer, d’un véhicule à moteur, d’un aéronef ou d’un navire un animal :

a) qui, pour des raisons d’infirmité, de maladie, de blessure, de fatigue ou pour toute autre cause, ne peut être transporté sans souffrances indues au cours du voyage prévu;

[Les soulignements sont les nôtres]

[45] La version anglaise de cette même disposition se lit comme suit :

138 (2) Subject to subsection (3), no person shall load or cause to be loaded on any railway car, motor vehicle, aircraft or vessel and no one shall transport or cause to be transported an animal

(a) that by reason of infirmity, illness, injury, fatigue or any other cause cannot be transported without undue suffering during the expected journey;

[Les soulignements sont les nôtres]

[46] L’article 12 de la Loi d’interprétation précise que « tout texte est censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet ».

[47] L’objet de l’alinéa 138(2)a) du Règlement SA est d’éviter des souffrances indues aux animaux chargés et transportés. La Partie XII du Règlement dans le cadre de laquelle se trouve l’alinéa 138(2)a) vise à « régir le transport des animaux au Canada en fixant des normes raisonnables de soins qui garantissent le transport sans cruauté des animaux [5] ».

[48] L’interprétation de l’alinéa 138(2)a) du Règlement SA doit s’effectuer en tenant également en compte qu’il s’inscrit dans le régime des sanctions administratives pécuniaires en matière d’agriculture et d’agroalimentaire.

[49] Or, une lecture attentive des travaux parlementaires ayant mené à l’adoption de la Loi sur les SAP confirme que l’objet du régime des sanctions administratives pécuniaires en matière d'agriculture et d’agroalimentaire est d’encourager la conformité réglementaire de l’industrie et non pas de sanctionner à tout prix un contrevenant en particulier [6] .

[50] Plusieurs éléments du régime témoignent de cet objet, notamment le fait que la sanction puisse subir une minoration importante lorsque le contrevenant collabore, est diligent ou corrige ses façons de faire.

[51] Ainsi, une interprétation littérale, contextuelle et téléologique de l’alinéa 138(2)a) du Règlement SA nous mènent à conclure que cette disposition n’exige pas que le contrevenant ait le contrôle physique ou immédiat des animaux au moment du chargement pour faire charger et faire transporter un animal.

[52] Ainsi interprété, l’alinéa 138(2)a) du Règlement SA appliqué aux faits de la présente affaire nous mène à conclure que la demanderesse peut être considérée comme ayant fait charger et fait transporter les deux porcs en question.

[53] En effet, le contrat d’élevage à forfait qui unissait la demanderesse et Ferme Dam inc. prévoyait que cette dernière élevait des porcs appartenant à la demanderesse et s’assurait de les rendre à l’abattoir en réservant le transport que la demanderesse payait.

[54] Le chargement et le transport s’effectuaient au moins en partie au bénéfice de la demanderesse. En ce sens, la nature même de l’élevage à forfait nous permet de dire que la demanderesse peut être considérée comme ayant « fait charger » et « fait transporter » les porcs (« cause to be loaded » et « cause to be transported ») au regard de l’alinéa 138(2)a) du Règlement SA. La demanderesse est la raison ou la cause de ce transport.

ii. La notion de mandant au sens du paragraphe 20(2) de la Loi sur les SAP

[55] Le paragraphe 20(2) de la Loi sur les SAP prévoit que : « L’employeur ou le mandant est responsable de la violation commise, dans le cadre de son emploi ou du mandat, par un employé ou un mandataire, que l’auteur de la contravention soit ou non connu ou poursuivi aux termes de la présente loi. »

[56] Bien que le contrat liant la demanderesse à Ferme Dam inc. n’ait pas été déposé en preuve, l’ensemble de la preuve écrite et des témoignages entendus lors de l’audience confirme que la relation d’affaires qui existait au moment des faits entre la demanderesse et Ferme Dam inc. s’apparentait à une relation mandant-mandataire quant à l’élevage et au transport des porcs vers l’abattoir et ce, tant au sens de l’article 2130 du Code civil du Québec qu’au sens de la notion d’ « agent » en common law.

[57] En effet, la preuve démontre, selon la prépondérance des probabilités, que la demanderesse permettait à Ferme Dam inc. d'agir pour son compte et de l’engager juridiquement auprès des tiers, notamment des transporteurs et des abattoirs, sans toutefois se dessaisir de ses pouvoirs. La demanderesse conservait la possibilité de s'immiscer dans les domaines de gestion délégués. La demanderesse a délégué à Ferme Dam inc. le pouvoir de la représenter auprès des transporteurs et des abattoirs sans que la preuve ne démontre selon la prépondérance des probabilités une délégation de responsabilités à Ferme Dam inc.

[58] En effet, Ferme Dam inc. décidait pour la demanderesse et conservait une grande latitude et toute la confiance de monsieur Fortin dans le choix des porcs à transporter vers l’abattoir de Rivière-du-Loup. Toutefois, la preuve démontre que la demanderesse exerçait une présence ponctuelle à l’année à la ferme Dam inc. par l’envoi des vétérinaires et des consultants en charge du suivi technique des animaux. Il existait entre la demanderesse et Ferme Dam inc. un lien de subordination en ce que la demanderesse donnait des instructions que Ferme Dam inc. devait respecter et elle conservait même un certain contrôle sur le transport des porcs, en particulier sur celui des porcs fragilisés ou trop petits pour se rendre à l’abattoir de Rivière-du- Loup, comme en l’espèce.

[59] Ainsi, la Commission est d’avis que le paragraphe 20(2) de la Loi sur les SAP trouve application en l’espèce. Il n’est donc pas nécessaire d’établir avec certitude qui de Ferme Dam inc. ou de la demanderesse a effectivement organisé le transport des deux porcs par Abattoir de Manseau inc. vers l’abattoir Cliche [7] .

[60] Soulignons que cette disposition va dans le même sens que ce que prévoit le Code civil du Québec quant à la responsabilité du mandant pour les actes accomplis par le mandataire dans le cadre de son mandat [8] .

[61] Tel que mentionné précédemment, il ressort clairement de la lecture des débats parlementaires ayant mené à l’adoption de la Loi sur les SAP que l’objectif du régime des sanctions administratives pécuniaires en matière d’agriculture et d’agroalimentaire est de faire en sorte que l’ensemble des protagonistes intervenant dans la chaine de l’élevage des porcs jusqu’à l’abattoir respectent les règles relatives à la santé et au bien-être des animaux.

[62] La Commission est d’avis que le paragraphe 20(2) de la Loi sur les SAP compte parmi l’un des instruments juridiques les plus importants de cette loi pour atteindre la conformité réglementaire de l’industrie.

[63] Au regard de ce qui précède, la Commission est d’avis, à la lumière de la preuve et selon la prépondérance des probabilités, que la demanderesse a « fait charger » et « fait transporter » les deux porcs non ambulatoires en vertu de l’alinéa 138(2)a) du Règlement SA et à titre de mandant par le truchement du paragraphe 20(2) de la Loi sur les SAP.

[64] La Commission conclut donc que l'Agence s'est acquittée du fardeau de prouver, selon la prépondérance des probabilités, les éléments constitutifs de la violation de l’alinéa 138 (2)a) du Règlement SA.

2. Le Ministre a-t-il établi la sanction administrative pécuniaire en application avec les règlements pertinents ?

[65] En l’espèce, la cote de gravité totale, cumulant les cotes obtenues suite à l’évaluation par l’Agence des antécédents de la demanderesse (cote 5), de la négligence de la demanderesse (cote 3) et de la gravité du tort (cote 5), s’élève à 13, ce qui entraine une majoration de 30 % de la sanction administrative pécuniaire de base de 6 000$ selon le paragraphe 5(3) et de l’article 9 de l’Annexe 2 du Règlement sur les sanctions administratives pécuniaires en matière d’agriculture et d’agroalimentaire (Règlement sur les SAP).

[66] La Commission doit maintenant déterminer si la sanction administrative pécuniaire de 7 800$ imposée à la demanderesse a été établie par l’Agence en application des règlements pertinents.

[67] À cette question, l’Agence soumet qu’en vertu de l’article 19 de la Loi sur les SAP, elle n’a que le fardeau d’établir, selon la prépondérance des probabilités, les éléments constitutifs de la violation. Elle n’aurait pas ce fardeau de preuve à l’étape de l’établissement du montant de la sanction administrative pécuniaire se rattachant à la violation. Selon l’Agence, le fait pour elle d’établir les éléments constitutifs de la violation entrainerait un renversement du fardeau de la preuve sur les épaules du contrevenant. Il reviendrait alors à ce dernier de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’a pas été négligent.

[68] Toujours selon l’Agence, en décider autrement reviendrait à placer un fardeau beaucoup trop lourd sur ses épaules, car elle ne détiendrait pas les moyens d’effectuer toutes les vérifications nécessaires pour déterminer la négligence ou l’intention d’un contrevenant.

[69] Pour soutenir l’argument d’un renversement du fardeau de la preuve sur les épaules de la demanderesse à l’étape de l’établissement de la sanction administrative pécuniaire appropriée, l’Agence a déposé devant la Commission un tableau reprenant différentes dispositions de la Loi sur les SAP. Selon elle, le Législateur y fait une distinction entre la violation reprochée et la sanction administrative pécuniaire par l’utilisation et la présence de termes qui diffèrent d’une section à l’autre. Elle soutient que cette différenciation démontre que le législateur distingue le fardeau de preuve relatif à la violation elle-même de celui qui est lié à l’établissement du montant de la sanction administrative pécuniaire.

[70] Dans l’éventualité où le fardeau de preuve devrait reposer sur ses épaules, l’Agence ajoute subsidiairement que les faits et la preuve présentée en l’espèce démontrent que la demanderesse a commis la violation avec négligence.

[71] La demanderesse quant à elle soutient que le fardeau de la preuve repose sur les épaules de l’Agence tant à l’étape de la détermination de la violation que de celle de la détermination de la sanction administrative pécuniaire.

[72] La demanderesse soutient également qu’elle n’a pas été négligente en l’espèce car monsieur Fortin donnait une consigne verbale claire à Ferme Dam inc. de ne jamais charger des porcs non ambulatoires.

i La portée du fardeau de preuve de l’article 19 de la Loi sur les SAP

[73] La Commission est d’avis que la démonstration de la violation et la détermination de la sanction administrative pécuniaire qui s’y rattache sont deux étapes différentes d’une même structure juridique [9] .

[74] La première étape vise à démontrer les éléments constitutifs de la violation au regard des faits de l’affaire.

[75] La seconde étape vise à assurer que la sanction administrative pécuniaire qui sera imposée suite à cette violation tienne compte des faits particuliers de chaque affaire. La seconde étape sert à qualifier la violation.

[76] La Commission est d’avis que ces deux étapes sont indissociables.

[77] Après avoir pris connaissance du tableau présenté par l’Agence, la Commission demeure d’avis que la disposition à interpréter en l’espèce est l’article 19 de la Loi sur les SAP qui traite spécifiquement de la charge de la preuve qui incombe au ministre dans le régime des SAP en cas de révision par la Commission.

[78] L’article 19 de la Loi sur les SAP se lit comme suit :

19 En cas de contestation devant le ministre ou de révision par la Commission, portant sur les faits, il appartient au ministre d’établir, selon la prépondérance des probabilités, la responsabilité du contrevenant.

[Les soulignements sont les nôtres]

[79] L’interprétation de l’article 19 de la Loi sur les SAP doit s’effectuer au regard des règles générales d’interprétation dont fait partie l’article 12 de la Loi d’interprétation qui précise que « tout texte est censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet ».

[80] Cette interprétation doit donc tenir compte de l’objet du régime des SAP qui en est un de responsabilité absolue dans le cadre duquel la responsabilité suit la simple preuve de l’accomplissement de la violation.

[81] Ce qui doit donc être prouvé par l’Agence, selon la prépondérance des probabilités, est la « responsabilité du contrevenant » et non seulement la commission de la violation.

[82] À notre avis, la deuxième étape, soit celle de la détermination de la sanction administrative pécuniaire qui se rapporte à la violation, ne peut être désincarnée de la première. Elle sert justement à qualifier la violation selon des critères précis prévus à l’Annexe 3 du Règlement sur les SAP.

[83] Cette qualification est d’une telle importance qu’elle peut entrainer une majoration comme une minoration de la sanction.

[84] Ainsi, nous sommes d’avis que les termes « responsabilité du contrevenant » de l’article 19 de la Loi sur les SAP doivent être interprétés comme comprenant à la fois la détermination de la violation (première étape) et la qualification de cette violation au regard des antécédents du contrevenant, de la présence ou de l’absence de négligence ou d’intention et de la gravité du tort causé ou qui aurait pu être causé (deuxième étape).

[85] L’interprétation de la version anglaise de l’article 19 de la Loi sur les SAP nous mène également à cette conclusion. Cette disposition se lit comme suit :

19 In every case where the facts of a violation are reviewed by the Minister or by the Tribunal, the Minister must establish, on a balance of probabilities, that the person named in the notice of violation committed the violation identified in the notice. [Les soulignements sont les nôtres]

[86] En d’autres termes, ce qui doit être prouvé selon la prépondérance des probabilités par l’Agence c’est que la personne identifiée dans le procès-verbal a bien commis la violation telle qu’elle est identifiée et qualifiée dans ce procès-verbal.

[87] Or, ce qui apparaît dans le procès-verbal remis au contrevenant c’est bien la violation (disposition réglementaire enfreinte) et sa qualification suite de la deuxième étape du processus (montant de la sanction administrative pécuniaire déterminé au regard des faits de l’affaire). Le contrevenant est donc tenu responsable de la violation telle que qualifiée au procès-verbal.

[88] En effet, le paragraphe 7(2) de la Loi sur les SAP précise clairement que le procès-verbal comporte, outre les faits reprochés, « le montant, établi en application du règlement, de la sanction à payer ».

[89] Par ailleurs, nous sommes d’avis qu’il est ici utile de rappeler la distinction entre les deux composantes du fardeau de la preuve - le fardeau de présentation et le fardeau de persuasion - qui sont présentes tant en droit civil québécois qu’en Common Law (evidential burden et persuasive burden). L’obligation de présenter des éléments de preuve peut être supportée par les parties à tour de rôle en cours d’instruction. Alors que l’obligation de convaincre, le fardeau de persuasion, est relativement fixe [10] et son renversement nécessite la présence d’une intention claire du Législateur à cet effet, notamment par l’application de présomptions légales [11] . Nous ne décelons pas une telle intention de la part du Législateur dans le régime des SAP.

[90] La Commission ne remet pas en doute l’importance et la lourdeur de la tâche des enquêteurs de l’Agence. L’enquêteur Dumontier a fourni une déposition claire et complète à ce sujet. Toutefois, la Commission ne peut tenir compte des défis budgétaires de l’Agence dans sa décision. Son rôle se limite à appliquer le droit en vigueur.

[91] La Commission tient à souligner que l’enquêteur Dumontier a témoigné sur les éléments qu’un enquêteur prend en compte pour évaluer la cote de gravité globale et en particulier la négligence d’un contrevenant. Elle a témoigné d’une importante préparation préalable et de l’établissement d’une liste de questions qui seront posées par l’enquêteur aux parties réglementées. « Est-ce que vous suivez des formations, quelles sont vos pratiques, est-ce que vous utilisez des guides, avez-vous des directives écrites ? » afin de déterminer de quelle manière l’entreprise en question est menée et déterminer ce que les parties réglementées font pour se conformer à la réglementation en matière de transport des animaux.

[92] Aussi, la Commission rappelle que le fardeau de preuve (présentation et persuasion) dont il est question à l’article 19 de la Loi sur les SAP en est un de prépondérance des probabilités. Les réponses aux questions que posent généralement les enquêteurs au contrevenant et à son entourage semblent suffisantes pour être en mesure de qualifier la violation en application du règlement.

[93] Compte tenu de ce qui précède, tant l’interprétation de la version française que celle de la version anglaise de l’article 19 de la Loi sur les SAP nous mènent à conclure qu’il appartient à l’Agence d’établir, selon la prépondérance des probabilités, la responsabilité du contrevenant tant à l’étape de la démonstration de la violation qu’à celle de la détermination de la sanction administrative pécuniaire appropriée au regard des faits de l’affaire.

ii. La négligence de la demanderesse

[94] La cote de gravité globale est calculée en vertu de l’Annexe 3 du Règlement sur les SAP en attribuant des valeurs aux trois critères suivants: (1) les antécédents du contrevenant; (2) l’évaluation de l'intention du contrevenant ou sa négligence; et, (3) la gravité du préjudice causé ou pouvant être causé par la violation (alinéa 4(3) Loi sur les SAP et Annexe 3 du Règlement sur les SAP).

[95] En l’espèce, l’Agence a accordé la cote 3 au second critère témoignant d’un comportement négligent de la part de la demanderesse dans la commission de la violation reprochée.

[96] Seul cet élément dans le cadre de la détermination de la cote de gravité globale est contesté par la demanderesse, qui soutient ne pas avoir été négligente.

[97] Tel que mentionné précédemment, la preuve démontre que l’enquêteur Dumontier a posé plusieurs questions à la demanderesse ainsi qu’aux autres protagonistes dans le dossier afin d’être en mesure de bien qualifier la violation commise au regard des faits de l’affaire.

[98] Il ressort clairement de la preuve au dossier et du témoignage crédible de monsieur Fortin, que ce dernier donne, au nom de la demanderesse, des consignes verbales claires aux éleveurs à forfait avec lesquels il travaille à l’effet de ne jamais charger des porcs non ambulatoires. La Ferme Dam inc. recevait ces mêmes consignes verbales claires.

[99] Monsieur Fortin précise dans son témoignage qu’il n’utilise pas d’écrits pour transmettre ses consignes aux éleveurs. Il préfère donner des consignes verbales étant donné que les « papiers se salissent » rapidement dans les porcheries.

[100] Comme la preuve n’est pas contradictoire sur ce point, la Commission doit déterminer si les consignes verbales données par monsieur Fortin à Ferme Dam inc. de ne jamais charger des porcs non-ambulatoires témoignent d’un comportement négligent de la part de la demanderesse.

[101] Tel que précisé dans A. S. L’Heureux Inc. [12] , il peut être utile de s’inspirer des balises qu’ont posées les tribunaux en matière de défense de diligence raisonnable afin de qualifier la conduite du contrevenant dans le cadre de l’étape de la détermination de la sanction administrative pécuniaire appropriée aux faits de l’affaire (étape 2).

[102] Ainsi, selon les balises généralement retenues par les tribunaux pour déterminer la négligence, une entreprise qui a pris toutes les mesures qu’une entreprise responsable aurait prises dans les mêmes circonstances pour éviter la violation pourrait être considérée comme n’ayant pas été négligente.

[103] La jurisprudence établit que la diligence raisonnable n’implique pas un comportement surhumain ou parfait. Elle implique d’avoir pris les moyens et les précautions nécessaires pour éviter le dommage reproché [13] .

[104] Il n’est pas ici question de remettre en doute la crédibilité du témoignage de monsieur Fortin. Il est apparu évident à la Commission que monsieur Fortin est un entrepreneur sérieux et consciencieux qui souhaite éviter des souffrances indues aux animaux chargés et transportés.

[105] Toutefois, le fait de ne fournir que des consignes verbales à Ferme Dam inc., même si ces consignes sont claires, ne nous semble pas suffisant pour conclure que la demanderesse a bien pris les moyens et les précautions nécessaires pour éviter le transport de porcs non ambulatoires.

[106] Le moyen de communication employé pour transmettre la directive n’est pas le plus approprié si l’on souhaite s’assurer que cette directive soit transmise à l’ensemble des employés de l’éleveur à forfait. De plus, monsieur Fortin a témoigné à l’effet qu’il n’exigeait pas de formation des éleveurs à forfait ni ne mettait en place de système de supervision des directives transmises verbalement.

[107] Ainsi, après avoir analysé l’ensemble de la preuve au dossier et entendu les témoignages à l’audience, la Commission est d’avis que l’Agence a établi, selon la prépondérance des probabilités, que la demanderesse a fait preuve de négligence en ne prenant pas toutes les mesures qu’une entreprise responsable aurait prises dans les mêmes circonstances pour éviter la violation. Une cote de gravité de 3 doit donc être accordée pour l’élément négligence ou intention au regard de la Partie 2 de l’Annexe 3 du Règlement sur les SAP.

5. ORDONNANCE

[108] Compte tenu de ce qui précède, la Commission statue, PAR ORDONNANCE, que le montant de la sanction administrative pécuniaire que la demanderesse doit payer s’établit à 7 800 $.

[109] Tel que prévu à l’article 15(3) du Règlement sur les SAP, la demanderesse doit payer ce montant dans les 30 jours suivant la date de notification de la présente décision.

[110] La Commission informe la demanderesse que la violation en cause n’est pas un acte criminel. Dans cinq ans, elle pourra demander au ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire de rayer la violation de son dossier, conformément à l’article 23 de la Loi sur les SAP.

Fait à Québec (Québec), ce vendredi 4 octobre 2019.

(Originale signée)

Geneviève Parent

Membre

Commission de révision agricole du Canada



[1] Doyon c. Canada (Procureur Général), 2009 CAF 152, au pp 41 [Doyon].

[5] Gazette partie II, Vol. 139, No. 13, à la p 1541 à 1548.

[6] Voir en autres : 35e législature, 1ère session, vol. 8, p. 9522; p. 9541; p. 9542; 35e législature, 1ère session, vol. 14, p. 15845; p. 16081.

[8] Denis Lemieux, « Le rôle du Code civil du Québec en droit administratif » (2005) 18 :2 RCDAP 119.

[10] Jean-Claude Royer, La preuve civile, 5e éd, Cowansville (QC), Yvon Blais, 2016, à la p 126.

[11] John Sopinka, Sidney N Lederman et Alan W Bryant, The Law of Evidence in Canada, 5e éd, Toronto, LexisNexis, 2018, à la p 112; Royer, supra note 7 à la p 96.

[13] R. c. Maple Lodge Farms, 2013 ONCJ 535 (Maple Lodge Farms ON) aux pp 363-364.

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