Décisions de la Commission de révision agricole du Canada

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Référence :         Klevtsov  c.  Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2017  CRAC  10

Date :  20170327

Dossier :  CART/CRAC‑1907

 

 

 

 

ENTRE :

 

 

 

 

 

 

 

Elena Klevtsov,

DEMANDERESSE

 

‑ et ‑

 

 

 

 

 

Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile,

INTIMÉ

 

 

 

 

[Traduction de la version officielle en anglais]

 

 

DEVANT :

Le président Donald Buckingham

 

 

 

 

 

 

 

 

AVEC :

Elena Klevtsov, pour son propre compte; et

 

Mélanie A. Charbonneau, représentante de l’intimé

 

 

 

 

 

 

 

 

Affaire intéressant une demande de révision présentée par la demanderesse conformément au paragraphe 13(2) de la Loi sur les sanctions administratives pécuniaires en matière d’agriculture et d’agroalimentaire concernant la décision CS‑78996, datée du 6 juin 2016, par laquelle le ministre a conclu que la demanderesse a violé l’article 39 du Règlement sur la protection des végétaux le 9 octobre 2015.

 

 

 

 

 

 

 

 

DÉCISION

 

 

 

 

Après examen de la décision du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile et les motifs de cette décision rendue le 6 juin 2016, et après la tenue d’une audience et l’examen de l’ensemble des observations écrites des parties, la Commission de révision agricole du Canada, par ordonnance, ANNULE la décision du ministre. Par conséquent, aucune sanction pécuniaire n’est payable de Mme Klevtsov à l’Agence des services frontaliers du Canada en vertu de l’avis de violation 4974‑15‑0812.

 

 

 

 

Audience tenue à Toronto (Ontario)

 

 

le lundi 23 janvier 2017.


APERÇU

 

[1]              Les 8 et 9 octobre 2015 ont été de très mauvaises journées pour Elena Klevtsov (Mme Klevtsov).

 

[2]              En l’espace de deux jours, Mme Klevtsov a vécu une série d’événements inopportuns :

 

                     le transporteur aérien (Transaero) qui devait assurer le vol de retour de Mme Klevtsov entre la Russie et Toronto a fait faillite;

 

                     cette situation a engendré du chaos et des inquiétudes pour les passagers en détresses puisqu’il fallait maintenant qu’ils trouvent une façon d’assurer leur retour de Moscou à Toronto;

 

                     une ruée humaine s’est développée quand  une compagnie aérienne de remplacement a envoyé un avion pour ramener les passagers en détresse à Toronto;

 

                     lors de la ruée vers l’avion, Mme Klevtsov a été poussée ou bousculée, de sorte qu’elle est tombée dans les escaliers et s’est blessée à la tête et aux jambes;

 

                     même si elle a été blessée, Mme Klevtsov n’a pas cherché à obtenir un traitement médical de peur de perdre sa place sur le vol de remplacement, elle a plutôt monté à bord de l’avion, où elle a passé presque dix heures avant son arrivée à Toronto;

 

                     à la douane canadienne, Mme Klevtsov n’a pas déclaré les dix pommes, provenant du jardin de sa mère en Ukraine, qu’elle transportait dans ses bagages;

 

                     l’Agence des services frontaliers du Canada (l’Agence) lui a remis un avis de violation assorti d’une sanction de 800 $ pour avoir omis de déclarer les pommes;

 

                     après avoir quitté l’aéroport de Toronto, Mme Klevtsov s’est rendue à une clinique de la région de Toronto pour se faire soigner.

 

Elle a effectivement passé de très longues et mauvaises journées.

 

[3]              Mme Klevtsov a contesté la décision de l’Agence de lui remettre un avis de violation assorti d’une sanction de 800 $ en demandant une révision  au ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre) le 20 octobre 2015.

 

[4]              Dans sa décision datée du 6 juin 2016 (la Décision du ministre), le ministre a confirmé l’avis de violation 4974‑15‑0812 que l’Agence a remis à Mme Klevtsov le 9 octobre 2015 et qui visait des faits qui avaient eu lieu ce même jour. La Décision du ministre indiquait aussi que l’avis de violation prévoyait à bon droit une sanction de 800 $, conformément au Règlement sur les sanctions administratives pécuniaires en matière d’agriculture et d’agroalimentaire (le Règlement sur les SAP), et que Mme Klevtsov avait contrevenu à l’article 39 du Règlement sur la protection des végétaux (le Règlement sur la PV).

 

[5]              Mme Klevtsov s’est adressée à la Commission de révision agricole du Canada (la Commission) pour lui demander d’annuler la Décision du ministre.

 

[6]              Mme Klevtsov ne nie pas qu’elle a importé des pommes au Canada ni qu’elle a omis de les déclarer aux agents des services frontaliers avant l’inspection secondaire de ses bagages. Mme Klevtsov ne nie pas non plus qu’elle ne détenait aucun certificat ou permis qui l’aurait autorisée à importer le produit.

 

[7]              Elle soutient toutefois que la Décision du ministre est viciée parce que, tout comme les agents des services frontaliers, le ministre n’a pas tenu compte de son état de santé le jour où elle aurait commis la violation.

 

[8]              La présente affaire soulève deux questions :

 

         Le ministre a-t-il commis une erreur en concluant que l’Agence a établi tous les éléments de la violation nécessaires pour justifier la délivrance de l’avis de violation?

 

         Le ministre a-t-il adéquatement tenu compte de l’état de santé de Mme Klevtsov à son arrivée à l’aéroport international Pearson, invoqué comme moyen de défense, excuse ou justification valable conformément à la Loi sur les sanctions administratives pécuniaires en matière d’agriculture et d’agroalimentaire (Loi sur les SAP)?

 

 

MOTIFS

 

1.                 Droit applicable et norme de contrôle

 

[9]              La Commission est un tribunal expert et indépendant constitué par le Parlement en vertu de la Loi sur les produits agricoles au Canada. Elle a compétence pour répondre aux demandes de révision de décisions imposant des sanctions administratives pécuniaires en matière d’agriculture et d’agroalimentaire.

 

[10]         La Loi sur les SAP prévoit que la Commission peut réviser les décisions de première instance rendues par le ministre (paragraphe 12(2) et alinéa 13(2)b) de la Loi sur les SAP).

 

[11]         Les pouvoirs que le Parlement a conférés à la Commission pour s’acquitter de ses fonctions sont prévus au paragraphe 14(1) de la Loi sur les SAP : « Saisie d’une affaire au titre de la présente loi, la Commission, par ordonnance et selon le cas, […] confirme, modifie ou annule la décision du ministre […] ». La Commission n’exerce donc pas les fonctions d’un décideur de première instance ou d’une cour qui effectue un contrôle judiciaire, mais plutôt celles d’un tribunal administratif spécialisé ou d’appel qui révise des décisions administratives de première instance.

 

[12]         La Loi sur les SAP prévoit la révision et les recours possibles, mais elle ne précise pas le type de révision que la Commission doit effectuer. La Commission a conclu que la loi et la jurisprudence pertinentes préconisent qu’elle effectue une révision administrative en appel de type « de novo » des décisions du ministre rendues sous le régime de la Loi sur les SAP (voir Hachey Livestock Transport Ltd. c. Ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire, 2015 CRAC 19, aux paragraphes 28 à 50).

 

[13]         Le type de révision que devrait effectuer la Commission est le suivant : procéder à l’examen de novo des faits et tirer ses propres conclusions de fait et de droit, en faisant preuve de peu de déférence, voire d’aucune déférence, à l’égard des conclusions et du raisonnement contenus dans la Décision du ministre datée du 6 juin 2016.

 

[14]         Lors d’un examen de novo des faits, la Commission n’est pas tenue de demander aux parties de présenter de nouveau la preuve. En fait, les parties ne présenteront de nouveaux éléments de preuve qu’en de rares occasions et seulement avec l’autorisation de la Commission. L’exercice entrepris par la Commission lorsqu’elle procède à la révision d’une Décision du ministre l’oblige à examiner de manière approfondie et à prendre en considération la preuve qui a été produite, sa pertinence et sa valeur probante, les conclusions de fait tirées par le ministre et toutes les conclusions de fait additionnelles, le cas échéant, qui seraient nécessaires pour régler l’affaire. La Commission doit aussi appliquer les règles de droit appropriées aux conclusions factuelles de l’affaire pour déterminer si la Décision du ministre devrait être confirmée, modifiée ou annulée.

 

[15]         En outre, dans mon examen des moyens invoqués par Mme Klevtsov pour faire modifier ou annuler la Décision du ministre, j’ai tenu compte des instructions claires de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Doyon c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 152 (Doyon), au paragraphe 11 : « [Les violations de la loi] sont sources de responsabilité absolue pour laquelle, comme l’énonce l’article 18 [de la Loi sur les SAP], il ne peut être opposé une défense de diligence raisonnable ou d’erreur de fait raisonnable [...]. »

 

 

2.                 Analyse

 

2.1       Le ministre a-t-il commis une erreur en concluant que l’Agence a établi tous les éléments nécessaires de la violation?

 

[16]         Pour confirmer un avis de violation délivré par l’Agence relativement à une violation de l’article 39 du Règlement sur la PV, le ministre doit être convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que l’Agence a établi chacun des éléments essentiels suivants :

 

                     Élément 1 ‑ Mme Klevtsov est la personne qui a commis la violation;

 

                     Élément 2 ‑ Mme Klevtsov a importé un produit végétal au Canada;

 

                     Élément 3 – le produit végétal importé était parasité ou susceptible de l’être ou encore constituait ou pouvait constituer un obstacle biologique à la lutte antiparasitaire;

 

                     Élément 4 ‑ Mme Klevtsov a omis de déclarer, à son arrivée au pays, le produit végétal qu’elle a importé au Canada aux agents des services frontaliers.

 

[17]         Le dossier fait état des faits non contestés suivants. Le 9 octobre 2015 :

 

                     Mme Klevtsov est arrivée à l’aéroport de Toronto. Elle a signé et rempli le côté anglais de la carte de déclaration de l’Agence, a présenté cette carte lors de l’inspection primaire et a indiqué « non » à la question de savoir si elle apportait des aliments, des plantes ou des produits animaux au Canada.

 

                     À l’inspection secondaire, on a fouillé les bagages de Mme Klevtsov et trouvé des pommes. Les agents des services frontaliers ont effectué, dans le Système automatisé de référence à l’importation (SARI) du gouvernement du Canada, une recherche sur les exigences relatives aux importations des pommes en provenance de la Fédération de Russie, et vu qu’il était indiqué qu’il fallait refuser leur entrée au Canada.

 

                     Mme Klevtsov n’a présenté aux agents des services frontaliers aucun certificat, permis, licence ou document qui aurait autorisé l’importation des pommes.

 

[18]         Étant donné ces éléments de preuve non contestés, les éléments 1, 2, 3 et 4 de la violation ont été établis. Par conséquent, je conclus que le ministre pouvait raisonnablement conclure que l’Agence avait établi chacun des éléments nécessaires pour prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il y avait eu violation de l’article 39 du Règlement sur la PV.

 

[19]         Normalement, dans des affaires semblables, il n’est pas nécessaire de poursuivre l’analyse. Toutefois, les arguments soulevés par Mme Klevtsov dans sa demande de révision adressée au ministre et sa demande de révision présentée à la Commission, ainsi que plusieurs faits de l’affaire, soulèvent des questions importantes qui n’ont pas été examinées, ou du moins dont on n’a pas suffisamment tenu compte, vu la teneur de la Décision du ministre. La présente affaire n’était pas typique, mais exceptionnelle.

 

 

2.2       Le ministre est-il parvenu à une conclusion erronée en ne tenant pas adéquatement compte de l’état de santé de Mme Klevtsov comme moyen de défense, excuse ou justification valide pour ses actions le 9 octobre 2015 et, le cas échéant, sa décision devrait-elle être annulée?

 

[20]         Trois questions doivent être examinées : (1) le ministre a-t-il omis de tenir adéquatement compte, s’il en a effectivement tenu compte, du moyen de défense soulevé par Mme Klevtsov dans sa demande de révision? (2) existe-t-il, comme le fait valoir Mme Klevtsov, un moyen de défense valide en droit pour la violation reprochée? (3) existe‑t‑il des éléments de preuve suffisants pour justifier, selon la prépondérance des probabilités, la défense d’automatisme invoquée par Mme Klevtsov en ce qui concerne son comportement le 9 octobre 2015?

 

2.2.1   Le ministre a-t-il omis de tenir adéquatement compte de l’état de santé de Mme Klevtsov lorsqu’il a rendu sa décision?

 

[21]         Mme Klevtsov soulève comme moyen de défense qu’elle a omis de déclarer les pommes à son arrivée au Canada le 9 octobre 2015 à cause de son état de santé. Le ministre a-t-il omis de tenir adéquatement compte, s’il en a effectivement tenu compte, de ce moyen de défense?

 

[22]         Mme Klevtsov a clairement soulevé ce point dans sa demande de révision datée du 20 octobre 2015 présentée au ministre. Elle a relaté l’épisode qui a mené à sa chute à Moscou et les problèmes de santé qu’elle a ensuite eus (pages 69 et 70 du document ministériel (DM)) :

 

[traduction]

[…]

 

Le 8 octobre 2015, ma mère m’a donné quelques collations, dont quelques pommes de l’Ukraine, que je pourrais manger en allant à l’aéroport. Je les avais mises dans mon bagage à main.

 

Lorsque je suis arrivée à l’aéroport, il y avait une grande foule de personnes dont le vol avec Transaero avait été annulé. Il n’y avait plus de services pour l’enregistrement en ligne, donc tout le monde essayait de faire l’enregistrement dans les différents comptoirs de vol; c’était un désastre. Trois heures après l’enregistrement, on a annoncé que notre vol vers Toronto était retardé de quatre heures en raison du changement d’avions.

 

Après quatre heures et demie, on a ouvert les comptoirs d’embarquement. Craignant que les dernières personnes à embarquer ne soient pas acceptées parce que l’avion de remplacement était plus petit, les personnes se sont ruées au comptoir d’embarquement. Alors que j’étais dans les escaliers qui menaient à l’avion, quelqu’un derrière moi m’a poussée et je suis tombée. J’ai commencé à saigner et je ne pouvais pas me lever. J’avais frappé ma tête et mon nez. J’avais une commotion cérébrale, des éraflures et des ecchymoses.

 

J’ai refusé qu’on m’amène chez le médecin parce que je ne voulais pas perdre mon vol de retour. Des agents m’ont aidée à me rendre jusqu’à l’avion. Je n’ai rien mangé pendant toute la durée du vol parce que j’avais mal et j’avais la nausée. Les agents de bord m’ont donné des analgésiques et des oreillers supplémentaires.

 

On m’a remis une déclaration pour les douanes, que j’ai remplie comme d’habitude parce que je n’ai jamais amené de nourriture au Canada auparavant; je n’ai aucune raison de le faire. À cause de mon traumatisme et de la situation stressante que j’ai vécue, ainsi que de ma nuit blanche, j’ai complètement oublié les pommes que je n’avais pas mangées à l’aéroport. Je ne voulais pas faire une fausse déclaration ni mentir au sujet de ces pommes. Si je m’étais souvenue des pommes, je les aurais jetées. Mais j’avais alors très mal, je saignais du bras et ne pouvait pas penser correctement. Je saignais encore lorsque je suis arrivée au point de contrôle frontalier, et je l’ai dit à l’agent.

 

Mon état de santé est attesté par les différents médecins canadiens qui se sont occupés de mes blessures (voir les quatre pages ci-jointes). On peut aussi obtenir de mon médecin de famille, le Dr Ali Enfanfar, du centre médical Bayview Finch […], la communication complète de la description de mon état de santé, y compris des examens subséquents que j’ai subis en raison de mon accident à l’aéroport Vnukovo.

 

[…]

 

[23]         La Décision du ministre, datée du 6 juin 2016, inclut ce qui suit concernant les points soulevés par Mme Klevtsov dans sa demande de révision :

 

[traduction]

[…]

 

Dans votre appel, vous avez expliqué que votre mère vous a donné des pommes de l’Ukraine, que vous avez placées dans votre bagage à main. Vous avez expliqué que vous avez eu beaucoup de retards à l’aéroport lors de votre retour au Canada et que vous étiez tombée lors de l’embarquement, ce qui vous a causé quelques blessures. Vous avez déclaré qu’en raison de la situation stressante, vous avez oublié les pommes, mais que vous n’aviez pas l’intention de faire une fausse déclaration. Vous vous êtes excusée et avez demandé le réexamen de la sanction qui vous a été imposée.

 

Je comprends l’explication que vous avez fournie dans votre lettre d’appel, dans laquelle vous soulignez les circonstances atténuantes particulières de votre journée, et je compatis avec vous. La preuve au dossier n’indique pas que vous avez discuté des événements de votre journée avec les agents de l’ASFC ou que vous avez indiqué que vous aviez oublié de déclarer les pommes à cause du stress subi au cours de la journée. Il semble que vous n’ayez pas compris la gravité d’une fausse déclaration; vous avez d’ailleurs souligné qu’il s’agissait juste de « pommes » et non de « drogues ».

 

[…]

 

En plus de ce qui précède, ni avant l'importation ni au moment de celle-ci, vous n’avez présenté les pommes, ou les produits de nourriture pour chiens, sur la carte de déclaration E311 ou à l’agent des services frontaliers chargé de l’inspection primaire. Par conséquent, quand on a examiné vos bagages et découvert les pommes, un point de finalité a été atteint et une violation a été commise parce que vous avez omis de présenter le « produit végétal » à l’ASFC. Veuillez noter que l’élément de l’intention n’a pas à être prouvé pour une violation de cette nature. Je devrais clarifier que le pouvoir du ministre se limite à déterminer s’il y a eu ou non violation et, le cas échéant, si la sanction imposée était conforme au Règlement. Le ministre n’est pas habilité à changer l’avis de violation assorti d’une sanction en un avis de violation assorti d’un avertissement, à réduire la sanction ou à annuler l’infraction. Par conséquent, il a été conclu que vous n’avez pas fourni des motifs suffisants pour justifier l’annulation ou la modification de l’avis de violation.

 

[Caractères gras ajoutés]

 

[24]         Dans ses observations additionnelles reçues par la Commission le 8 juillet 2016, Mme Klevtsov écrit :

 

[traduction]

[…]

 

Je demande la révision de la Décision du ministre parce qu’elle ne tenait pas compte du fait que j’ai subi une blessure grave à la tête, à la hanche droite et au bras qui m’ont causé des douleurs importantes. En raison de mon état de santé, je n’ai pas été en mesure de suivre correctement les règlements de l’aéroport et j’ai complètement oublié la collation provenant de l’Ukraine que j’ai transportée dans mon bagage à main pendant près de deux jours avant d’arriver à l’aéroport Pearson.

 

Les rapports médicaux de trois médecins canadiens et les examens effectués (tomographie, échographie et radiographie) ont été joints au formulaire de demande envoyé au ministère.

 

[…]

 

[25]         Je conclus que la Décision du ministre démontre un mépris important, voire presque complet, de la preuve présentée par Mme Klevtsov au sujet de son état de santé au moment où aurait été commise la violation.

 

[26]         Si le ministre  a tenu compte du moyen de défense présenté par Mme Klevtsov, il l’a erronément considérée comme une défense d’absence d’intention de commettre une violation (mens rea), qui ne serait pas opposable dans le cadre d’un régime de responsabilité absolue. Il n’a nullement tenu compte des moyens de défense issus de la common law autorisés par le paragraphe 18(2) de la Loi sur les SAP.

 

 

2.2.2   Existe-t-il, comme le fait valoir Mme Klevtsov, un moyen de défense valide en droit pour la violation reprochée?

 

[27]         Au paragraphe 18(2) de la Loi sur les SAP, le Parlement a expressément autorisé les demandeurs à invoquer des moyens de défense issus de la common law pour se défendre contre des allégations de violation, sauf dans la mesure où ils sont incompatibles avec la Loi sur les SAP aux termes du paragraphe 18(1).

 

[28]         Les moyens de défense issus de la common law reconnus comme opposables aux contraventions sanctionnées par la Loi sur les SAP au moyen d’avis de violation incluent « l’intoxication, l’automatisme, la nécessité, l’aliénation mentale, la légitime défense, la chose jugée, l’abus de procédure et [le] piège (entrapment) » (Doyon, paragraphe 11; voir aussi Canada (PGC) c. Stanford, 2014 CAF 234, paragraphe 21). On a déjà invoqué avec succès devant la Commission le moyen de défense issu de la common law de la nécessité (voir Maple Lodge Farms Ltd. c. Canada (ASFC), RTA no 60291, RTA no 60295, RTA no 60296 et RTA no 60297). Je ne vois pas pourquoi Mme Klevtsov ne devrait pas être autorisée à invoquer la défense d’automatisme.

 

[29]         L’automatisme causé par une commotion cérébrale ou un traumatisme crânien a été reconnu dès les années 1960 dans Bratty c. Attorney-General for Northern Ireland, [1963] A.C. 386 (H.L.), à la page 409, où Lord Denning regroupe les commotions cérébrales sous la défense d’automatisme :

 

[traduction] Aucun acte n’est punissable s’il est accompli indépendamment de la volonté; dans ce contexte, l’expression acte involontaire – on préfère aujourd’hui parler d’« automatisme » – désigne une activité musculaire indépendante de la volonté, tel un spasme, un réflexe ou une convulsion; ou un acte accompli par une personne qui n’a pas conscience de ce qu’elle fait, tel un acte accompli alors qu’elle souffre d’une commotion cérébrale ou qu’elle est dans un état de somnambulisme.

 

[30]         Au Canada, dans R. c. Bleta, [1964] RCS 561 (Bleta), la Cour suprême du Canada a reconnu le moyen de défense d’automatisme issu de la common law invoqué par une personne qui venait de subir un traumatisme crânien. Après avoir reçu un coup à la tête lors d’une altercation, M. Bleta s’est retrouvé dans un état d’automatisme au cours duquel il a poignardé à mort sa victime. Il  a été reconnu non coupable de ses gestes.

 

[31]         L’automatisme entre dans la catégorie des moyens de défense pour lesquels la perpétration de l’actus reus est niée. Dans R. c. Parks, [1992] 2 RCS 871 (Parks), à la page 872, la Cour suprême du Canada a expliqué comment cette défense se rapporte à l’actus reus plutôt qu’à la mens rea d’une infraction  : « Bien que qualifié de "défense", l'automatisme forme essentiellement une composante de l'exigence concernant la volonté, qui fait elle‑même partie de l'élément actus reus de la responsabilité criminelle. »

 

[32]         L’arrêt de principe de la Cour suprême du Canada concernant l’automatisme est toutefois R. c. Stone, [1999] 2 RCS 290 (Stone), qui définit l’automatisme comme étant « un état de conscience diminué, plutôt qu’une perte de conscience, dans lequel la personne, quoique capable d’agir, n’a pas la maîtrise de ses actes » (paragraphe 156). Souscrivant à l’arrêt Parks, la Cour ajoute dans Stone que « c’est le caractère volontaire, et non la conscience, qui constitue l’élément juridique principal du comportement automatique, puisqu’une défense d’automatisme revient à nier l’existence de la composante de l’actus reus, qu’est le caractère volontaire » (paragraphe 170).

 

[33]         La défense d’automatisme, fondée sur la preuve d’une commotion cérébrale, d’une blessure à la tête ou d’un traumatisme crânien, a été invoquée avec succès dans des affaires de meurtre (Bleta) et de conduite avec facultés affaiblies (R. c. Hickey, [2000] B.C.J. No. 2627, 2000 BCPC 171, et R. c. Sterns, 2006 BCPC 130).

 

[34]         Peut-on toutefois invoquer la défense d’automatisme hors du contexte du droit criminel à l’égard de contraventions de responsabilité absolue prévues par règlement?

 

[35]         Pour qu’il y ait infraction criminelle ou réglementaire, l’élément volontaire sous‑jacent à l’actus reus doit être présent. De plus, dans R. c. Daviault, [1994] A.C.S. no 77 (Daviault), (paragraphe 66), la Cour suprême du Canada a aussi reconnu comme principe de justice fondamentale que le caractère volontaire inhérent à l’actus reus est nécessaire pour qu’il y ait infraction.

 

[36]         Se fondant sur les conclusions de la Cour suprême du Canada dans des affaires comme Daviault, Parks et Stone, l’auteur criminaliste renommé Hughes Parent conclut que l’automatisme constitue un moyen de défense possible pour des infractions prévues dans des régimes de responsabilité absolue (voir Hughes Parent, Traité de droit criminel, Tome II — La culpabilité (actus reus et mens rea), 2e éd. (Montréal : Thémis, 2007), page 452; voir aussi Kent Roach, Criminal Law, 5e éd. (Toronto : Irwin Law, 2012), page 222). L’automatisme rend ainsi involontaire l’actus reus d’une infraction ou violation et s’applique donc aussi aux infractions de responsabilité absolue (voir aussi R. c. Hales, [1995] O.J. No. 735 (Hales)). Au paragraphe 7 de Hales, le juge Greco écrit :

 

[traduction] On soutient toutefois que l’élément mental du caractère volontaire d’une action fait dans la plupart des cas partie de la composante du crime qu’on appelle l’actus reus. On soutient en outre que si l’acte répréhensible reproché à l’accusé n’est pas l’acte qu’il a volontairement commis, on pourrait dire que l’acte commis, bien qu’il ait été commis par l’accusé, ne peut lui être imputé. Par conséquent, dans un tel cas, le ministère public n’aura pas réussi à prouver la seule chose qu’il a besoin de prouver pour des infractions de responsabilité absolue, soit l’actus reus. Par ailleurs, dans de telles circonstances, l’accusation contre l’inculpé devrait être rejetée – mais rejetée sur ce fondement, à savoir que le ministère public n’a pas prouvé l’actus reus, et non rejetée en raison de la mens rea, à savoir que l’accusé n’était pas fautif, c’est-à-dire qu’il avait pris toutes les mesures raisonnables pour empêcher que les actes aient lieu.

 

[37]         Suivant ce raisonnement, la personne qui agit par automatisme n’agit pas de façon volontaire au regard de l’actus reus et on ne peut donc l’accuser d’avoir commis une violation. Par conséquent, le demandeur qui cherche à se défendre contre une allégation de violation sous le régime des SAP peut soulever un moyen de défense fondé sur les souffrances causées par un traumatisme crânien ou par une commotion cérébrale. Ce type de défense serait inclus dans la catégorie plus générale de la défense d’automatisme que la Cour suprême du Canada a reconnue comme moyen de défense pour la commission de l’actus reus d’actes criminels (voir Bleta et Stone). Cette défense peut être invoquée à l’égard d’infractions et de violations de responsabilité absolue parce qu’elle vise le caractère volontaire de l’acte reproché (voir R. c. Théroux, [1993] 2 R.C.S. 5, Daviault et Hales). La Cour d’appel fédérale reconnaît par ailleurs explicitement que ce moyen de défense pourrait s’appliquer aux avis de violation délivrés conformément à la Loi sur les SAP (voir Doyon, paragraphe 11).

 

[38]         Par conséquent, Mme Klevtsov est en droit d’invoquer ce moyen de défense. En ne traitant pas du moyen de défense soulevé dans la demande de révision, le ministre a commis une erreur. Par conséquent, comme je l’ai indiqué au paragraphe 14, je dois maintenant examiner l’ensemble de la preuve présentée et appliquer les règles de droit appropriées aux conclusions de fait pour déterminer si Mme Klevtsov a prouvé les éléments requis de la défense d’automatisme. Si elle l’a fait, je dois annuler la Décision du ministre.

 

 

2.2.3   Existe‑t‑il des éléments de preuve suffisants pour justifier, selon la prépondérance des probabilités, la défense d’automatisme invoquée par Mme Klevtsov en ce qui concerne son comportement le 9 octobre 2015?

 

[39]         Quelle sorte de preuve est requise pour prouver une défense d’automatisme? Premièrement, la jurisprudence nous enseigne qu’il existe en droit une présomption selon laquelle les gens agissent volontairement et qu’un demandeur qui invoque ce moyen de défense doit, pour avoir gain de cause, établir selon la prépondérance des probabilités les fondements de cette défense (Stone, paragraphes 171 et 179). Deuxièmement, le demandeur doit aussi prouver qu’il a agi involontairement au moment pertinent (Stone, paragraphe 183).

 

[40]         En ce qui concerne le premier aspect, Mme Klevtsov a fourni son témoignage personnel ainsi qu’une preuve médicale de sa blessure à la tête et de son état de santé causé par cette blessure. Elle a relaté ce qui suit dans sa demande de révision adressée au ministre et dans sa demande de révision présentée à la Commission : (1) elle est tombée et s’est blessée à la tête en Russie juste avant son départ pour Toronto; (2) elle saignait de la tête au moment pertinent; (3) pendant le vol, elle a demandé aux agents de bord des analgésiques et en a obtenu; (4) elle n’a pas mangé dans l’avion (même si elle avait des collations, notamment les pommes de sa mère, dans son bagage à main); (5) elle avait la nausée; (6) elle a subi un traumatisme; (7) elle avait de fortes douleurs; (8) elle n’était pas en mesure de penser correctement; (9) elle a parlé aux agents des douanes de son état de santé; (10) à son retour à Toronto, elle a consulté plusieurs professionnels de la santé pour se faire soigner.

 

[41]         Les éléments de preuve fournis par les professionnels de la santé qu’elle a présentés, s’ils ne posent pas un diagnostic formel de « commotion cérébrale», mentionnaient clairement une blessure à la tête et un traumatisme crânien. Certains de ces professionnels ont parlé de [traduction] « commotion cérébrale » ou de [traduction] « traumatisme crânien ». Dans la note du médecin datée du 9 octobre 2015 (le jour de l’incident), obtenue dans une clinique ouverte après les heures normales de travail, le Dr Bennett indique : [traduction] « ecchymoses + commotion » (page 72 du DM). Dans une note relative à l’examen radiologique de la hanche droite de Mme Klevtsov, datée du 14 octobre 2015, il est mentionné que Mme Klevtsov a eu une [traduction] « chute dans un escalier » (page 74 du DM). Dans la demande de consultation envoyée par le Dr Ali Erfanfar, le médecin de famille de Mme Klevtsov, datée du 20 octobre 2015, il est indiqué [traduction] « plainte de scintillement dans les yeux, traumatisme crânien trois semaines plus tôt » (page 75 du DM).

 

[42]         Il est important de souligner que la norme de preuve à laquelle Mme Klevtsov doit satisfaire pour établir la défense d’automatisme est la prépondérance des probabilités. Il ne s’agit pas d’un procès complet pour meurtre instruit devant une cour supérieure où les parties sont représentées par des avocats chevronnés et plusieurs témoins experts. La Commission est un tribunal administratif appelé à trancher correctement et rapidement les questions qui lui sont présentées eu égard aux parties qui comparaissent devant elle. Mme Klevtsov a présenté une preuve de sa blessure à la tête ou commotion cérébrale ainsi que du traumatisme et de la confusion mentale qui en ont découlé pour prouver le caractère involontaire de son omission de déclarer 10 pommes aux agents des douanes. Cette preuve n’est pas parfaite, mais il s’agit néanmoins d’une preuve matérielle et substantielle qui est, selon la prépondérance des probabilités, suffisante pour permettre à Mme Klevtsov de réfuter la présomption du caractère volontaire de son omission de déclarer les pommes qu’elle importait au Canada le 9 octobre 2015.

 

[43]         Je suis conscient qu’il existe une preuve au dossier, présentée par les agents des services frontaliers, selon laquelle Mme Klevtsov ne leur a pas fait part de son état de santé, ils n’ont pas vu de sang et Mme Klevtsov n’a pas pris au sérieux le processus de déclaration. Mme Klevtsov nie ces allégations. Même si j’acceptais sans réserve la preuve fournie par les agents des services frontaliers, je ne conclurais toutefois pas qu’elle est suffisante pour l’emporter sur la valeur probante de la preuve de Mme Klevtsov et de ses médecins traitants, présentée tant au ministre qu’à la Commission. De plus, rien n’indique que les agents des services frontaliers ont une formation quelconque leur permettant de reconnaître les blessures à la tête, les traumatismes crâniens ou les commotions cérébrales ou encore les effets que ceux-ci pourraient avoir sur un passager ayant subi un traumatisme qui passe par le processus de déclaration douanière. Au vu de la preuve présentée par Mme Klevtsov, les allégations des agents des services frontaliers selon lesquelles ils n’ont rien remarqué d’irrégulier dans le comportement, l’attitude ou l’état de santé physique de Mme Klevtsov ne seraient pas suffisantes pour prouver qu’elle n’agissait pas par automatisme.

 

[44]         Concernant le deuxième aspect requis pour prouver la défense d’automatisme —agir involontairement au moment pertinent —, toute la preuve présentée par Mme Klevtsov et les professionnels de la santé qu’elle a consultés démontre que le traumatisme et l’état de santé de Mme Klevtsov qui en a découlé sont contemporains à la violation qui aurait été commise le 9 octobre 2015.

 

[45]         Je reconnais que le paragraphe 18(1) de la Loi sur les SAP interdirait normalement le moyen de défense si Mme Klevtsov cherchait à invoquer l’état de santé qui découlait de ce moyen pour justifier une erreur de fait ou des affirmations selon lesquelles elle avait pris des mesures nécessaires. Toutefois, les circonstances de la présente affaire ne se résument pas à cela et justifient une défense fondée sur la blessure à la tête ou une commotion cérébrale, et le traumatisme et la confusion mentale qui en ont résulté sont suffisants pour rendre involontaire l’importation d’un produit agricole sans l’avoir déclaré préalablement ou au moment de l’importation.

 

[46]         Sur ce fondement, je conclus que le ministre n’a pas tenu compte de la demande de Mme Klevtsov, qui invoquait un moyen de défense issu de la common law pour justifier ses actions, moyen de défense qu’elle a établi selon la prépondérance des probabilités conformément au paragraphe 18(2) de la Loi sur les SAP. Après examen de la preuve présentée à l’appui de la défense d’automatisme, je conclus que, le 9 octobre 2015, au moment de la violation reprochée, Mme Klevtsov souffrait d’une blessure à la tête ou d’une commotion cérébrale, et que le traumatisme ou la confusion mentale en résultant suffisaient à rendre involontaire son acte d’importation d’un produit agricole sans l’avoir déclaré préalablement ou au moment de l’importation.

 

 

3.                 Dispositif

 

[47]         La Commission ANNULE la Décision du ministre. Par conséquent, Mme Klevtsov n’est tenue de verser aucune sanction pécuniaire à l’Agence au titre de l’avis de violation 4974‑15‑0812.

 

 

Fait à Ottawa (Ontario), le 27 mars 2017.

 

 

 

 

 

 

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Me Donald Buckingham, président

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